Georges Contogeorgis
Langue et liberté. La question de la « démocratie » européenne
1. Il est communément admis que le système politique moderne soit traité à partir d’une prise de position qui devrait constituer le point de départ de toute problématique sur sa nature propre. En effet, on prend le système moderne comme étant par définition démocratique ; ce qu’il reste alors, c’est d’établir ensuite un certain nombre d’hypothèses ou de critiques sur son déficit éventuel. Cela étant, l’approche d’un phénomène tel que celui de la langue, et de ses implications sur le caractère du système politique, est strictement délimitée par ce présupposé quant à ses éléments de base.
En ce qui nous concerne, nous considérons que la relation entre langue et liberté ne peut être tranchée que sous l’angle de la clarification de ce préalable, à savoir la nature du système politique. Car c’est le système qui décide, en dernière analyse, de quelle liberté nous jouissons et, au-delà, des emplois de la langue.
De ce point de vue, nous partons de l’hypothèse que ni le système de l’Union européenne ni le système de l’État nation ne sont démocratiques. En effet, dans sa définition originale, la démocratie implique l’autonomie de la société des citoyens, c’est-à-dire la suppression de la division du travail social et politique qui entraîne la hiérarchie et, en l’occurrence, la constitution de la société en termes de non-pouvoir. Dans la démocratie, c’est le corps social, la société des citoyens tout court qui s’investit en système politique, au lieu de l’État.
Supposons pourtant qu’on se rallie un instant à la définition de la démocratie que vante l’idéologie de la modernité : est-il vrai alors que le système politique moderne est au moins représentatif ?
Le principe représentatif préconise la rencontre et non pas la confusion de ses facteurs constitutifs : le mandant et le mandataire. Dans le système moderne, on s’aperçoit que ces deux qualités sont détenues par les agents de l’État. C’est pourquoi l’État s’identifie au système politique, il incarne le phénomène politique et il détermine la finalité politique. Le pouvoir politique de l’État n’est pas assigné à servir l’intérêt ou la volonté de la société des citoyens (qu’on peut appeler « intérêt commun ») mais ledit « intérêt général » ou plutôt « national ». En conséquence de cette relation entre le social et le politique qu’introduit le système politique moderne, les détenteurs du pouvoir politique de l’État ne sont pas tenus responsables de leur action politique devant la justice (sociale ou non). À juste titre, car ils représentent la nation, l’intérêt général ou public, et non pas la volonté de la société des citoyens.
La société des citoyens se situe en dehors du système politique, elle est statuée comme une société privée. Le décalage, à cet égard, entre l’opinion et le gouvernement est révélateur .
Qu’en reste-t-il ? On peut présumer alors que le système politique moderne, désigné en termes de démocratie, n’est que celui qui applique le vote légitimant de la classe politique. En l’occurrence, la société des citoyens s’investit momentanément en corps pour servir le besoin de l’État post-despotique de se procurer du personnel politique. Mais la différence entre vote légitimant et vote représentatif est fondamentale. Le déficit représentatif du système moderne facilite, d’autre part, son évaluation sous l’angle de son opérationnalité . Est-il efficace au regard de la finalité politique qui lui est assignée ?
Quoi qu’il en soit, derrière la problématique sur la nature ou l’efficacité de l’État se dissimule la question de la liberté.
2. La référence à la démocratie aurait donc une certaine signification si elle se situait dans le long terme. Si, plus concrètement, l’Europe était conçue comme un horizon, voire comme la locomotive anthropocentrique du monde contemporain. Car, en dernière analyse, le principe démocratique rappelle que la dimension opérationnelle de la politique peut être compatible avec son projet, qu’elle ne s’oppose pas à la liberté, y compris les droits de la société des citoyens.
Cette remarque introduit une distinction entre société des citoyens et société civile d’une part, liberté et droits de l’autre. La modernité ne semble pas admettre qu’il y ait entre eux une différence. Pourtant, la société des citoyens implique la constitution politique du corps social, à savoir sa transformation en démos, en institution intégrale du système politique. La société civile désigne quant à elle l’échelle intermédiaire entre la société des citoyens et l’État.
La différence est fondamentale et nous ramène à l’autre distinction, entre liberté et droit. La liberté définit le degré d’autonomie dont jouit l’être humain dans la société ; le droit délimite l’espace social et politique de la dimension de la liberté (par exemple individuelle) qui est reconnue à la société des citoyens. Plus concrètement, la liberté désigne la possibilité réelle de l’être humain de se constituer en termes d’autonomie. De ne pas se soumettre au pouvoir d’un tiers. Le droit reconnaît à l’être humain un statut d’hétéronomie et cherche à encadrer ou à assouplir ses effets. Or, là où les droits prospèrent, la liberté fait défaut. Et vice versa.
Il s’ensuit donc qu’à l’encontre de la démocratie qui intègre la liberté globale – la liberté dans toutes ses dimensions : individuelle, sociale et politique –, le système moderne privilégie la liberté individuelle, tandis qu’en matière sociale et politique, il n’y a que des droits.
3. Ayant délimité le cadre conceptuel et réel de sociétés contemporaines, y compris de l’Union européenne, nous pouvons à présent nous interroger sur la relation entre liberté moderne et langue. En quoi le statut reconnu à la langue est-il en harmonie avec la liberté individuelle et les droits socio-politiques vantés par l’idéologie de la modernité ?
La question de la langue rencontre la liberté, en l’occurrence, à deux niveaux : a) celui du « différent » culturel et plus précisément du statut de l’« autre » collectif ; b) celui de la place de l’individu dans le groupe communautaire.
En ce qui concerne l’« autre » collectif, on sait que dans l’État nation – le groupe communautaire global –, il oscille entre la reconnaissance ou non du statut de minorité. C’est-à-dire qu’il n’y a pas lieu, en principe, qu’un groupe ethnique ou plus généralement culturel se constitue en communauté politique ou qu’il occupe une place de partenaire de l’État nation. La formule de la fédération, mal vue par les États nations, reconnaît un statut politique à l’« autre » collectif mais non pas une place de partenaire au niveau de l’État central.
Pourtant, qu’il s’agisse de la liberté de l’« autre » collectif dans l’État ou de celle de l’« autre » individuel au sein du groupe collectif, son exercice présuppose la possibilité de communication. Or, la langue est le moyen de communication par excellence. Que la communication soit « directe » ou technologique, la participation au processus social et politique est inconcevable pour l’individu s’il n’est pas muni de son véhicule indispensable, la langue.
En somme, la langue est à la fois un moyen fondamental de forgement de la conscience de l’« autre » collectif – donc de la différence culturelle – et d’intégration sociale et politique. Cela explique largement la répression systématique du pluralisme linguistique qu’a appliquée le groupe national dominant au nom de la souveraineté de l’État et de sa doctrine : un État qui incarne le système politique, unitaire, une nation unique, une société homogène.
4. La transformation de l’Europe d’une simple zone de libre échange en système politique, à la suite du traité de Maastricht (1992), constitue en l’occurrence un changement majeur. Le système de l’Union est superposé aux systèmes des États membres, mais en même temps il est formé par les États membres. Il dispose d’un espace public propre qui pourtant est largement composé et géré par les États nationaux.
Il s’agit donc non pas d’une fédération mais d’une réunion d’États indépendants, que les Grecs avaient déjà appliquée sous le nom de sympolitie. En tout cas, le fondement du système politique de l’Union n’est pas le même que celui de l’État nation. L’idée constitutive de l’État moderne est la nation. C’est bien cette idée qui a monopolisé pour longtemps la finalité politique de l’État et qui a nourri la doctrine de son unité et de son homogénéité identitaire. Ce qui s’est traduit par un manque de tolérance vis-à-vis de l’« autre » et finalement par la négation, pour longtemps, du statut de minorité. Précisons que le statut de minorité accorde à l’« autre » non pas la liberté mais le simple droit identitaire.
L’Union, étant sympolitéienne, est par nature plurinationale. Elle est aussi pluraliste au niveau du système politique. De plus, comme elle forme un système politique sans État propre, elle n’est pas destinée à être souveraine. Enfin, ayant introduit dans son arsenal identitaire l’idée « démocratique » – au sens que nous avons précisé plus haut –, elle est ouverte, voire vouée à prôner le message de la liberté vis-à-vis de l’« autre ».
Ces différences notables vis-à-vis de l’État nation font qu’au niveau du système politique européen, il n’y a pas une seule langue officielle. Toutes les langues nationales qui ont le statut de langue officielle au sein des États sont reconnues par l’Union. L’Europe, étant un système constitué par ses États membres, ne s’ouvre pas directement aux groupes culturels, États fédérés ou régions.
Néanmoins, sa constitution en système superposé aux États membres ainsi que sa vocation « démocratique » confèrent à ses institutions une large marge de manœuvre. On peut citer à titre d’exemple la Cour de Justice des Communautés européennes, qui est censée protéger les droits de l’homme. Évoquons aussi les conditions exigées des pays candidats en matière de droits de l’homme et de protection des minorités .
En outre, le relâchement de la souveraineté politique des États membres laisse la place relativement libre aux groupes culturels qui entendent affirmer leur émancipation et revendiquer un rôle dans la formation de l’espace public, tant de l’État que du système de l’Union. Comme il a été noté, on est loin de la reconnaissance aux minorités d’un statut d’autonomie politique, voire de partenaire de l’État. Mais on leur accorde déjà le droit au développement de leurs spécificités culturelles. Ainsi la diversité linguistique, dans ce cadre, s’élève-t-elle au rang de facteur central de la pluri-culturalité identitaire, tant de l’Union que des États membres.
Nous présumons alors que la question de l’identité linguistique est envisagée sur deux plans : celui des instances centrales de l’Union où ne sont reconnues que les langues officielles des États membres ; à l’intérieur des États membres où, en dehors de la ou des langues officielles, on admet le pluri-linguisme culturel et, au-delà, l’affirmation des langues minoritaires au niveau des États fédérés, des régions, etc.
De ce point de vue, la langue se projette comme un facteur constitutif de la liberté de l’« autre » collectif. Par voie de conséquence, l’argumentation pour le mono-linguisme (y compris l’oligo-linguisme) ou pour le pluri-linguisme soulève incontestablement la question de la nature culturelle et politique de l’Europe. Et sans aucun doute, l’option pour le mono- ou oligo-linguisme masque une volonté de domination politique et culturelle analogue au sein de l’Union. C’est pourquoi l’approche de la question sous l’angle du coût économique – qui est avancée par la bureaucratie bruxelloise et par certains pays – acquiert une signification idéologique incontestable. D’abord, parce que la liberté justifie cette dépense, de même qu’est justifié le coût financier pour les élections, le fonctionnement du Parlement ou de la Commission. Ensuite, parce qu’en réalité, le passage à l’ère technologique promet la solution du problème, à moyen terme. Force est de savoir pourquoi la Commission ne finance pas le perfectionnement du système de traduction automatique dont elle se sert déjà largement dans ses travaux.
5. La relation entre langue et liberté devient plus explicite si l’on envisage la place de l’individu-citoyen dans le groupe politique. Prenons l’exemple du système politique européen. Nous pouvons accorder que le système politique règle la relation entre le social et le politique. Nous avons aussi remarqué que dans les systèmes politiques modernes, y compris celui de l’Union, ce sont les droits politiques – et non pas la liberté politique – qu’on entend réaliser. Il est déjà avéré que le système politique de l’Union ne reconnaît pas l’existence du démos – du peuple constitué en corps politique – destiné à apporter sa légitimation aux agents du pouvoir . Il ne reste donc que la possibilité pour l’individu-citoyen de communiquer ou de participer à titre de fonctionnaire aux instances communautaires.
Si l’on tient compte de cette clarification, on peut aisément comprendre l’importance – symbolique et réelle – qu’acquiert la question de la langue au sein de l’Union. La langue devient l’agent véhiculaire par excellence de participation du citoyen à la dynamique politique, si limitée soit-elle : pour être informé des décisions des instances du pouvoir ; pour exercer son droit de vote ; pour participer non seulement aux institutions européennes mais aussi à un nombre important d’institutions nationales, du moins celles qui doivent dialoguer avec les services de l’Union ; pour avoir accès aux services publics de l’Union ou pour en profiter, etc.
L’option en faveur du mono- ou de l’oligo-linguisme européen est destinée à transformer de fait le système politique de l’Union européenne en système censitaire. Jadis , le cens était lié à la propriété. Le droit de vote et, au-delà, la citoyenneté étaient réservés à ceux qui pouvaient justifier de la détention d’un minimum de propriété. En l’occurrence, le cens sera lié à la langue. L’Union appartiendra à ceux qui possèdent la maîtrise de la langue anglaise. Ainsi l’Europe glissera-t-elle vers un système qui, derrière les déclarations (sur l’égalité des chances, etc.), cachera une nature élitiste ou aristocratique. La domination politique, tout autant que sociale et économique, sera servie non plus par un jeu de pouvoir autoritaire mais s’affirmera au nom de l’opérationnalité, voire de la « compétence » et de l’efficacité de l’action politique de l’Union.
Pour ceux qui connaissent bien les instances communautaires, cette Europe est largement mise en chantier ; et elle va de pair avec l’exigence du système économique de marché de se hisser au rang de système politique. Néanmoins, aussi longtemps que la question de savoir « quelle Europe nous voulons » ne sera pas résolue, la persistance de la diversité pluri-linguistique gardera toute son actualité.
6. L’enjeu du pluri-linguisme au sein de l’Union européenne apparaît dans toute son ampleur lorsqu’on l’envisage en liaison avec ladite « mondialisation ».
La « mondialisation » entraîne la réduction de la souveraineté politique de l’État, tout comme de l’Union européenne. Pourtant, cette évolution profite à la transformation de l’État-pouvoir en État-puissance et, au-delà, à l’approche de la politique – extérieure aussi bien que d’un point de vue interne – en termes de pure puissance. Il est intéressant de constater que toutes les théories qui s’inspirent de la « mondialisation » prônent la réduction du cadre réglementaire que garantit le pouvoir de l’État en faveur des relations de force, voire le remplacement de la représentation indirecte – qui institue la société moderne – par l’action des groupes intermédiaires. C’est le projet de « gouvernance », entre autres.
Or, malgré ce que l’on croit, la « mondialisation » ne menace pas les identités. Elle contribue même à leur régénération. La langue ainsi que d’autres symboles culturels, tels que la religion, redeviennent d’actualité, cherchant quelquefois à bouleverser les équilibres politiques ou à servir de partenaire dans la gestion du national. En effet, on a constaté que l’adoption de l’anglais comme langue véhiculaire du système techno-communicationnel va de concert avec la poussée substantielle des langues minoritaires .
Ce qui fait la différence dans le cas de l’Union européenne, c’est qu’elle soulève la question de la « mondialisation » dans un cadre bien déterminé, constitué en système politique. Elle professe la « mondialisation » en termes de système-pouvoir, à savoir sous un angle réglementaire qui favorise la liberté et non pas la soumission des relations humaines aux rapports de puissance.
La différence est fondamentale : il s’agit d’un choix qui garantirait la liberté aussi bien au niveau de l’« autre » collectif que de l’individu- citoyen dans le groupe communautaire. L’individu ne devient donc pas la proie de la puissance. Il voit étendre son statut de citoyen aux instances supra-étatiques de l’Union.
En conclusion, le choix d’une Europe sympolitéienne ou fédérale, le dilemme entre l’approfondissement de l’Europe politique ou la constitution du système économique de marché en système politique sont intimement liés à la problématique qui caractérise la rencontre de la diversité linguistique avec la liberté.
Cela signifie que la façon dont on envisage la question linguistique au niveau de l’Union européenne sera inhérente à la logique de son système politique, à savoir au développement des libertés et des droits de l’époque considérée. Si l’Europe est déficitaire en cela, le monde entier sera déficitaire de toute façon. C’est, en dernière analyse, cette vérité qui fait qu’il vaut mieux être dans l’Union qu’en dehors.
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