1. L'explication des phénomènes récents, liés à la crise financière du monde occidental, appelle une réflexion qui se doit puiser dans l’approfondissement des concepts fondamentaux, et par delà, dans l’approfondissement de la nature de l’Europe politique.
Approfondir la nature de l’Europe politique signifie en appréhender les fondements et en cerner les limites. Mais cela nécessite l’existence d’une gnoséologie, d’un système de connaissance crédible, autre que celui qui a cours pour la conceptualisation d’un phénomène moderne, et l’élaboration d’une typologie des systèmes politiques qui leur corresponde. En effet, la modernité semble croire avoir résolu ces problèmes en se déclarant globalement supérieure à toute autre période de l’histoire, en se posant en modèle unique, comparable à aucun autre, si ce n’est à elle-même. Mettre en évidence et décrire son système de valeurs, voire son système socio-économique et politique, suffirait donc pour qu’elle constituât une gnoséologie valable et définitive. Au cas où elle arriverait à rencontrer un phénomène inédit pour son époque, celui-ci est traité comme original .
L’approche du système européen est soumise dans son ensemble au corpus scientifique des connaissances qui suit l’époque des Lumières, de sorte que le jugement sur le passé, le système moderne, les valeurs et les idéologies partent d’un présupposé : la modernité aurait atteint, dès le lendemain de sa sortie de la féodalité, le point d’achèvement du stade anthropocentrique auquel elle est passée, à savoir, sa constitution en termes de liberté, la liberté globale réalisée par la démocratie .
Admettons pour l'instant que cette approche fût valable, la question qu’elle soulève immédiatement est de savoir ce qui va suivre la démocratie. Serait-ce la fin de l’histoire ? Il suffit d’annoncer ici que la modernité a choisi de s’approprier les concepts nés dans la cité grecque et qu’elle a découverts à travers la littérature de l’époque ; mais si elle en a conservé les termes, elle les a dépouillés de leur sens. Elle s’en explique en déclarant que le contenu est de loin pré-moderne, de sorte que ses propres définitions et les réalités modernes qui y correspondent sont supérieures à celles de la cité grecque. Ainsi en va-t-il de la démocratie qui nous importe directement ici : Devant l’impossibilité alléguée de mettre aujourd’hui en oeuvre la démocratie athénienne, celle-ci est taxée de pré-moderne, on exclut qu’elle puisse constituer un enjeu pour la société moderne . Or, nous objectons qu’il ne s’agit pas d’appliquer telle quelle la démocratie athénienne qui constitue seulement l’expérience du principe démocratique à la petite échelle de la cité, mais d’en tirer le principe de la démocratie, et de s’interroger par la suite sur la raison de son absence de nos jours, question qui a également de l’importance pour l’élaboration d’une typologie des systèmes socio-économiques et politiques et qui nous permettrait de porter un jugement valable sur la nature du système moderne .
A l’opposé, la pensée moderne a forgé de toutes pièces un concept merveilleux selon lequel la démocratie et la représentation sont identiques, voire que son système, ladite démocratie indirecte, incarne à la fois démocratie et représentation, alors que, d’une part, ces deux sont totalement différentes, et incompatibles entre eux; et que, d’autre part, le système moderne n’est ni représentatif, ni démocratique. Il a beau se déclarer représentatif, il ne réunit aucun des éléments du principe représentatif. Par contre, si l’on établit une typologie des systèmes politiques en général, à partir de la gnoséologie cosmosystémique, qui embrasse le phénomène social tel qu’il apparaît dans son éventail global, en l’occurrence, dans le cosmosystème anthropocentrique (celui qui est constitué en termes de liberté), on arrive à un résultat tout à fait différent .
En effet, selon cette démarche, on reconnaît trois types de systèmes: la démocratie, la représentation et le système pré-représentatif. La démocratie consiste dans le fait qu’un système politique est incarné par la société des citoyens dans son ensemble, et non par l’État. Dans le cadre du système représentatif, le système politique en soi est partagé entre la société des citoyens et le détenteur du pouvoir sur la base de la distinction entre mandant et mandataire, représenté et représentant. Enfin, le système pré-représentatif se situe à mi-chemin entre le despotisme du passé et la représentation anthropocentrique.
La condition préalable à la classification d’un système comme démocratique ou représentatif est la constitution de la société des citoyens en corps politique, en institution dans le système politique (et pas à titre de particulier). Sans cette qualité qui fait d’elle un démos, elle ne peut pas délibérer, former sa propre volonté, assumer ses propres responsabilités, à part entière ou en partie, selon ce qui revient à la démocratie ou à la représentation. Car la différenciation entre les deux systèmes se situe au niveau du partage des responsabilités. Dans la démocratie, la société ne détient pas uniquement la qualité du mandant, elle détient la compétence politique universelle.
Le système politique moderne, lui, est entièrement incarné par l’État, de sorte que l’un et l’autre sont confondus . La société des citoyens, placée hors du système politique, y tient un statut de particulier, elle ne constitue pas une catégorie politique. Le vote a une fonction purement légitimatrice, et en aucun cas représentative : la société ne détient pas la qualité de mandant. C’est pourquoi le système moderne, qu’il soit national ou européen, se place littéralement dans la troisième catégorie, celle de la pré-représentation .
2. Il n’y a pas lieu d’examiner ici l’avantage de cette démarche gnoséologique appelée cosmosystémique. Il est cependant intéressant de souligner qu’elle ne fait pas l’apologie du système et qu’elle ouvre la voie à une problématique sur l’évolution possible du monde moderne et surtout, pour sa compréhension. Si donc le système n’est ni représentatif ni démocratique, est-il valable de se demander pourquoi il ne l’est pas, et comment on peut y accéder ? Les sociétés ont-elles intérêt à évoluer vers la représentation voire vers la démocratie ? Cette interrogation nous amène au cœur du problème, que nous avons déjà évoqué, à savoir que le système politique ne constitue pas une finalité en soi ; il est le véhicule pour accéder à la finalité, qui dans les sociétés anthropocentriques, s’identifie, à la liberté.
En effet, chaque système politique réalise une certaine dimension de la liberté. La démocratie s’identifie à la liberté globale c’est-à-dire individuelle, sociale et politique à la fois. La représentation se trouve à mi-parcours. Le système pré-représentatif, enfin, tel celui de la modernité, ne réalise que la liberté individuelle, la liberté dans la vie privée en société.
Cependant, on s’aperçoit que la science moderne prétend reconnaître l’existence de la liberté globale dans le système de son époque, tout en considérant que la liberté individuelle est incompatible avec la liberté politique . La clef de cette affirmation réside dans l’approche du concept de la liberté. Pour la modernité, en effet, la liberté individuelle est l’égal de l’autonomie alors que les libertés sociale et politique sont définies en termes de droits. La différence est fondamentale. Pour ce qui est de notre vie privée, on refuse à un tiers de décider en notre lieu et place, alors que là où on conclut des contrats en matière sociale, économique ou politique, on lui concède ce droit . La demande d’autonomie cède ainsi la place à l’hétéronomie, à une condition près: qu’il y ait consensus, du moins tacite. Et c’est là tout ce qui différencie notre époque de la féodalité précédente. On passe sous silence pourtant que le consensus répond à la légitimité du système. Le consensus n’évite pas la mutation de la nature du système. Illustrons ce propos à l’aide d’un exemple. Supposons un contrat conclu entre deux personnes, qui stipule que l'une devient l’esclave de l'autre. En vertu même de ce contrat, on est autorisé à dire que ce n’est pas par voie de fait que la personne est réduite à l’état d’esclave. Mais le consensus ne sauvegarde pas le statut de la liberté : le contractant devient un esclave volontaire pour toute la durée du contrat. Dans tous les cas, les droits posent des limites aux détenteurs du système (économique, social, politique) ou procurent des moyens d'action à l'individu pour affirmer sa liberté (par exemple la liberté individuelle) là où il n’en jouit pas (par exemple en matière de travail dépendant via la grève, la manifestation, les tribunaux, etc), et en dernière analyse la circonscrivent.
D’après ce qui précède, nous estimons que le système socio-économique et politique moderne prolonge le despotisme précédent, au sens où il constitue la phase suivante, la phase proto-anthropocentrique. La société a acquis sa liberté au niveau individuel ou personnel, et progressivement, une série de droits en matière de social et de politique; mais le système est resté inchangé, c’est-à-dire entre les mains d’un propriétaire. J'entends par là, que l'individu a acquis la propriété individuelle, mais il n'a pas accès à la propriété du système, qu'il soit socio-économique ou politique. Ce qui oblige l’individu à démissionner de sa propre liberté sociale et politique .
On comprend ainsi pourquoi le capital est inculpé comme responsable de l’exploitation, et non pas la propriété sur le système . Voilà qui explique pourquoi les luttes socio-politiques, les luttes de classes comme on disait, avaient pour objet le contrôle de la propriété par l’État ou par le privé, la société des citoyens étant complètement absente de cet enjeu. C’est sous cet angle de vue que sont actuellement envisagés les effets de la "mondialisation".
3. Le fil de la réflexion nous a donc amené à reconnaître que l’Europe politique, le système socio-économique et politique de l’Europe dans son ensemble, correspond à la phase protogénétique, primaire, du cosmos anthropocentrique moderne, et non à un stade final, comme on le prétend. Cette phase produit des systèmes soit pré-représentatifs soit autoritaires, y compris le système socio-économique qui appartient à des propriétaires différenciés. La nature proto-anthropocentrique du social peut expliquer une série de phénomènes qui sont apparus en Europe ces dernières années, par exemple le passage de la politique de concertation, qui cherche à créer les conditions d'une synthèse des intérêts des pays membres, à une Europe qui est de plus en plus régie par la relation de puissance, à vocation hégémonique. Ainsi le déficit de représentation auquel la recherche de l'unanimité a en partie remédié, laisse la place au rapport de force entre les États partenaires .
L’approche de la politique en termes de puissance, et non plus sous l’angle du pouvoir, masque l’énorme recul du projet d’approfondissement de l’Europe politique. Recul qui correspond à un recul analogue de la liberté et des droits. Même si la tentation hégémonique ne passe plus par les armes, comme autrefois, mais par l’euro, par l’économie, elle risque de porter tout autant atteinte à la cohésion et à la stabilité du système européen. Surtout si les détenteurs de la puissance n’ont pas conscience de leurs limites. Je fais allusion à la rupture de l’équilibre au niveau mondial, constatée entre le social, le politique et le marché, qui a donné à ce dernier l’avantage pour s’imposer en souverain politique sur la société. C'est ainsi que les États ne servent plus à faire la synthèse des intérêts en vue d'établir un certain équilibre qui assurerait la cohésion sociale; ils sont véhiculés par les marchés dans le but de servir leur propre finalité de façon univoque.
Bien que ce phénomène relève de l’émancipation, voire de l’autonomie acquise par l’économie vis-à-vis de l’État, ses répercussions révèlent la racine du problème, à savoir que la rencontre uniquement extra-institutionnelle, en vertu du système moderne, entre le social et le politique, s’est effondrée. Cet effondrement a été couronné par le concept de la (bonne) gouvernance, de la gouvernance nationale, européenne ou mondiale, projetée comme l’alternative au système de médiation précédent qui a servi à l’appropriation de la souveraineté politique par le marché .
Quel en est le résultat ? L’abolition accélérée des acquis sociaux, économiques et politiques des sociétés des citoyens européens, comme on le voit actuellement. La transition de l’Europe politique fondée sur la concertation et la recherche de compromis, à une Europe soumise aux rapports de puissance non dissimulés, va de pair avec sa transformation en un système politique dont la finalité sert l’intérêt du marché, où les libertés fondamentales sont identifiées à l’autorégulation de son action, et la transformation du travail du citoyen en travail-marchandise . Dans ce cadre, les Etats-membres ne seront plus les acteurs de la concertation qui assureront l’équilibre au niveau européen, mais les appareils politiques qui serviront de véhicule pour l’imposition de la volonté du plus fort sur les sociétés .
L’attractivité de l’Europe résidait dans la promesse de liberté, de prospérité et de sécurité. Sur quoi va-t-elle se baser dans l’avenir, si elle aboutit à institutionnaliser les effets négatifs de la "mondialisation" et en l'occurrence la souveraineté politique du marché aux dépens des acquis des sociétés? Déjà la montée de l’euroscepticisme montre que les peuples européens sont conscients que prévaut la prédominance des intérêts des États serviteurs des marchés sur les intérêts de l’Europe, et non plus un minimum de bien-être des sociétés des citoyens.
Ceux qui argumentent encore en faveur de l’approfondissement de l’Europe soutiennent qu’on doit avancer vers la transformation de son statut, vers la transformation du système, en fédération. Pourtant, ce projet ne répond pas aux circonstances actuelles pour deux raisons: d’abord, la fédération n’est plus opérationnelle du fait que les États sont résolument consolidés ; ensuite, la crise actuelle a montré que le problème de l’Europe politique est identique à celui des États : l’incarnation du système politique par l’État qui profite désormais des marchés et des rapports de puissance politiques, qui dépassent les sociétés.
L’Europe, en outre, souffre d’un double problème : son système politique est imparfait, incomplet, voire un système politique sans État, ce qui permet au(x) puissant(s) de couvrir le vide, de se rendre maître(s) du système et de dicter ses (leurs) politiques. Son caractère sympolitéien , dans la mesure où il coïncide avec un déficit représentatif poussé, fait en sorte que l’espace politique européen est géré par les États et, à travers eux, par les marchés. Dans ce cadre, on aboutit à la conclusion que l’Europe sympolitéienne a tendance à s’éloigner d’une cosmopolis, d’un cosmo-État, et de ressembler à un empire. La cosmopolis réalise l’idéal de la liberté au-delà des États; l’empire supprime la liberté, car il repose sur la base despotique de la puissance .
Pour terminer, les transformations signalées plus haut nous donnent à réfléchir sur l’avenir incertain de l’Europe politique, qui n’exclut pas son éclatement. La responsabilité n’en incombe pas à l’euro, mais à la volonté de puissance qui tend à s’institutionnaliser en profitant des déséquilibres du système et de l’exclusion pure et simple de la société, du système politique.
De ce point de vue, la question de l’approfondissement de l’Europe politique doit répondre à un double dilemme. Le dilemme n’est plus seulement « approfondissement ou élargissement », mais se pose de surcroît dans les termes suivants : l’Europe constituera-t-elle le véhicule d’un recul anthropocentrique de ses peuples à une situation de force dont elle a souffert dans le passé, ou profitera-t-elle de son rôle d’avant-garde historique pour accélérer son passage à la phase anthropocentrique suivante, qui réserve à la société des citoyens une liberté plus avancée, et donc un système désormais plutôt représentatif. Pour que ceci se réalise, il est nécessaire que l’État, la politique, revienne à la finalité centrée sur l’intérêt du social, ce qui, à mon avis, n’est pas le cas dans le proche avenir.
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